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Aneurin s’éveilla en sursaut, trempé de sueur. Encore ce rêve.
Rêve ? Appelle-t-on « rêve » un cauchemar qui vous hante depuis tant d’années, et qu’un voyage au bout du monde ne chasse pas ? Appelle-t-on « rêve » des visions du passé plus présentes que chaque instant que l’on vit ?
Il était devant son village. Au crépuscule. Devant les ruines fumantes de ce qui avait été sa vie.
Une fois de plus.
Il avait retourné les corps sanglants de sa mère, de son grand-père, de Malwen son amour aux cheveux roux qu’il devait épouser après les moissons.
Une fois de plus.
Aneurin se souleva sur ses coudes, essaya de calmer sa respiration. Comme à chaque fois il étouffait, il luttait pour dénouer l’étau qui lui serrait la gorge.
Le soleil s’était couché derrière les collines. Il était arrivé au village. Dans son dos le champ de bataille. Hennissements de chevaux affolés, hurlements de blessés. Et les yeux révulsés des morts dans la poussière rouge.
Il avait couru pour échapper aux Saxons. Pour retrouver celles qu’il aimait : Malwen son amour, Erell sa sœur, Brynn sa mère.
Morte Malwen, morte Brynn. Figées dans les postures obscènes où les avaient laissées les Loups. Mort le vieillard qui avait voulu les défendre. Il les avait enterrés côte à côte, sans même un linceul, puis il avait cherché Erell. Elle avait pu se cacher, elle était si petite. Un recoin suffisait. Il avait crié son nom jusqu’à perdre la voix mais elle n’était pas sortie d’un buisson comme à la fin d’une partie de cache-cache. Il avait trouvé sa poupée derrière la grange. Alors, lui qui n’avait pas encore versé une larme, il s’était écroulé en sanglotant. Les barbares l’avaient emmenée. Erell, esclave !
Il se leva et frotta furieusement son visage pour effacer l’ineffaçable. Il regarda par la fenêtre le jardin sous la lune.
Bien sûr il n’était plus la loque qu’avait soignée Olwen. Il parlait, mangeait, riait.
Mais au fond il n’était que cendres.
Comment accepter d’être le seul en vie ? Comment se pardonner de ne pas être mort aussi ?
Kaledvour. Elle seule pouvait l’aider.
Il avait donné son sang pour la forger.
Dans la fournaise, sur la tige incandescente, il avait ouvert les veines de son poignet en chuchotant l’incantation. Le sang d’Aneurin et l’âme[28] de Kaledvour s’étaient mêlés en une brume rouge.
Puis le maître de forge avait emprisonné l’âme dans d’autres bandes de métal, comme pour sceller cette union.
Kaledvour était du sang devenu du fer. De la vengeance prête.
Il saisit l’épée. La lame luisit doucement dans la lumière de la lune, comme la promesse d’une aube à venir.
Aneurin soupira. Toujours les mêmes visions, les mêmes cauchemars. Si habituels qu’ils ne le réveillaient plus vraiment.
Cette fois, pourtant, il y avait quelque chose de nouveau.
Comme à chaque fois, il avait retourné le corps de Malwen aux cheveux roux.
Mais quand il s’était penché, c’était Azilis qu’il avait vue morte.